Modèles et modélisation en SVT

C'est "scientifiquement prouvé" !

Depuis quelques années, il est habituel de trouver dans les supermarchés des jeux scientifiques destinés aux enfants, notamment à la période de Noël.
Triops et dinosaures, produit par Ravensburger, à la particularité de proposer "15 expériences captivantes et scientifiquement prouvées".
C'est l'occasion de réfléchir sur l'utilisation de ces termes dans la vie courante et en situation de classe.

Expériences ou manipulations ?

Les 15 "expériences" proposées :

  • Collage d'une frise chronologique des temps géologiques.
  • Moulages (plâtre) de trilobite, nautile, ichthyostega, ichthyosaure et archeopteryx.
  • Construction de maquettes (carton) de libellule géante et de tyranosaure.
  • Modélisation d'une éruption volcanique (hydrogénocarbonate de sodium / acide acétique)
  • Élevage de Triops (Triops longicaudatus ?)

Le terme d' "expérience" est ici employé dans son acception populaire de "manipulation comme en laboratoire".

Seul l'élevage des Triops donne lieu à une approche expérimentale. Une fiche "Qu'aiment-ils manger ?" suggère de proposer aux Triops différents aliments, puis de conclure. Une autre fiche, "La tête en bas", bien que non initiée par une question, conduit l'enfant à une réflexion sur le phototropisme positif des Triops.
On peut considérer qu'on est dans ces deux cas dans une situation proche d'une démarche d'investigation, et le terme d' "expérience" est alors justifié.

Par contre, les 13 autres fiches ne décrivent que de simples manipulations. Pas de problématique, il suffit de lire le paragraphe "Suis ces étapes simples" puis de les appliquer. Le paragraphe "Que s'est-il passé ?" propose un contexte paléontologique souvent assez éloigné de la manipulation. Enfin, dans le paragraphe "Réfléchis par toi-même", une question est posée ; l'analyse des documents fournis, et non la manipulation, apporte le plus souvent la réponse.

Boite de jeux axée "paléontologie".
Une notice assez bien faite présente chaque "expérience" en détail.
Regrettons le mélange des notions scientifiques parfois ardues pour les enfants de primaire et l'utilisation - dans leur sens populaire - de termes qui seront redéfinis, ou rejetés, en situation de classe (par exemple l'emploi récurrent de la notion de "fossile vivant" ).

Étymologie

Manipulation, du latin médiéval manipulus, poignée et latin médiéval manipulare, conduire par la main
Expérience, du latin experientia, essai, tentative

Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, sous la direction de Diderot et D'Alembert (1751-1772)

Manipulation

Ces mots sont d'usage dans les laboratoires du distillateur, du chimiste, du pharmacien, et de quelques autres artistes[1]. Ils s'opposent à théorie ; il y a la théorie de l'art et la manipulation. Tel homme fait à merveilles les principes, et ne saurait manipuler ; tel autre au contraire sait manipuler à merveille, et ne saurait parler : un excellent maître réunit ces deux qualités. La manipulation est une faculté acquise par une longue habitude, et préparée par une adresse naturelle d'exécuter les différentes opérations manuelles de l'art.

Auteur anonyme, Article MANIPULER (Grammaire), 01/12/1765

Expérience

La seule utilité véritable que puissent procurer au physicien2 les recherches expérimentales [...], c'est d'examiner attentivement la différence entre le résultat que donne la théorie et celui que fournit l'expérience [...]. Telle est la méthode que les plus grands physiciens ont suivie, et qui est la plus propre à faire faire à la Science de grands progrès : car alors l'expérience ne servira plus simplement à confirmer la théorie ; mais différant de la théorie sans l'ébranler, elle conduira à des vérités nouvelles auxquelles la théorie seule n'aurait pu atteindre.

D'Alembert, Article EXPERIMENTAL (Science), 01/10/1756

Quel est le statut de l'expérience au XVIIIe siècle ? Voir l'article "Prendre le bâton de l'expérience..." de Geneviève Lacombe dans la revue Aster n°8

19ème siècle

[On voit donc que] tous les termes de la méthode expérimentale sont solidaires les uns des autres. Les faits sont des matériaux nécessaires ; mais c’est leur mise en œuvre par le raisonnement expérimental, c’est-à-dire la théorie, qui constitue et édifie véritablement la science. L’idée formulée par les faits représente la science. L’hypothèse expérimentale n’est que l’idée scientifique, préconçue ou anticipée. La théorie n’est que l’idée scientifique contrôlée par l’expérience. Le raisonnement ne sert qu’à donner une forme à nos idées, de sorte que tout se ramène primitivement et finalement à une idée. C’est l’idée qui constitue, ainsi que nous allons le voir, le point de départ ou le primum movens de tout raisonnement scientifique, et c’est elle qui en est également le but dans l’aspiration de l’esprit vers l’inconnu.

Claude BERNARD, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, pp. 51-55

20ème siècle

Selon Karl Popper, la science avance par essais et erreurs[...]. On ne considère plus alors la vérité ou la probabilité d'une théorie, mais sa plus ou moins bonne adaptation pour décrire la réalité.[...]
L'expérience change de statut dans cette perspective. Elle n'est plus une simple série d'observations, parfois passives. On passe désormais à l'expérimentation, démarche volontaire et construite de mise en examen d'hypothèses, instruisant à charge et à décharge au moyen d'expériences. [...] La méthode inductive est remplacée par une méthode hypothético-déductive que l'on peut résumer ainsi :
    1. Formulation d'hypothèses, de conjectures (au sein d'un cadre théorique).
    2. Expérimentation (pour tenter de réfuter les hypothèses)
    3. Résultats : interprétation des observations et confrontation aux résultats attendus (et retour à l'étape 1, si besoin est).
    4. Formulation de lois, modèles et théories (et retour à l'étape 1 pour identifier leur domaine de validité).

Yannis DELMAS-RIGOUTSOS, Petites leçons d'épistémologie, Vuibert, 2009

En situation de classe, cette démarche hypothético-déductive à été préconisée depuis plus de quarante ans afin de proposer aux élèves un véritable enseignement scientifique :

L'enseignement des résultats de la science n'est jamais un enseignement scientifique.

Gaston BACHELARD

21ème siècle

Déclinée sous différentes formes (OHERIC, OPHERIC, DiPHTERIC...), la démarche hypothético-déductive est remplacée depuis une dizaine d'années par une démarche dite "d'investigation" dans laquelle expérimentation (et manipulation) occupent toujours une place importante...

La preuve scientifique

Qu'est-ce qui est "scientifiquement prouvé" ?

Mais également :

Dans tous ces exemples, la notion avancée de "preuve scientifique" est implicitement associée à celle de vérité : si c'est scientifiquement prouvé, c'est vrai. Pour leurs auteurs, la science propose une image vraie de la réalité.

Mais la notion de "preuve scientifique" est absente des publications scientifiques (ou alors discutée / réfutée en épistémologie). On peut malgré tout admettre qu'une certaine vérité existe en sciences, mais elle n'est alors que relative et provisoire3.

Cependant, dans le cas de notre jeu, dire qu'une expérience est scientifiquement prouvée n'a pas de sens. Si preuve il y avait, ce serait que le protocole a été correctement mis en oeuvre, ou que ses résultats n'ont pas été falsifiés. Ce que ne peut affirmer le scientifique validant le jeu...

L'hypothèse explicative à l'origine d'une expérience ne peut être que confirmée par les résultats, car ils ne prouvent pas qu'une autre hypothèse explicative ne serait pas également valide. Si un chercheur considère que son hypothèse est vérifiée, c'est-à-dire que les résultats obtenus apportent une preuve scientifique de sa vérité, c'est parce que :

Bibliographie / Sitographie

BERNARD Claude, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865.

DEVELAY Michel, Sur la méthode expérimentale, Aster n°8, 1989, pp 3-16.

DIAS Thierry, Expérimenter, manipuler pour apprendre en mathématiques, IUFM de Lyon

DURIS Pascal, « MÉDECINE EXPÉRIMENTALE : CLAUDE BERNARD », Encyclopædia Universalis [en ligne].

GERMANN Benjamin, Apports de l'épistémologie à l'enseignement des sciences, Editions Matériologiques, 2016

LACOMBE Geneviève, Prendre le bâton de l'expérience, Aster n°8, 1989, pp 17-27

Notes

1 Art est employé dans un sens large, qui perdurera au XIXe siècle :

Dans toutes les connaissances humaines, il y a à la fois de la science et de l'art. La science est dans la recherche des lois des phénomènes et dans la conception des théories; l'art est dans l'application, c'est-à-dire dans une réalisation pratique en général utile à l'homme qui nécessite toujours l'action personnelle d'un individu isolé.

C. Bernard, Principes de méd. exp.,1878, p. 175

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2 Au XVIIIe siècle, le terme de "Physique" a un sens très large. La zoologie, la médecine, la botanique, la chimie, la minéralogie... sont classées dans "Physique particulière" par l'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert. Retour.

3 Voir, par exemple, GERMANN Benjamin, Apports de l'épistémologie à l'enseignement des sciences, Page 123 et suivantes. Retour

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